Archives de catégorie : Histoires

Souvenirs de faits, de bribes de vie, de contes

Un Noël à Enez Veur

Ce jour-là, Jobig a eu beaucoup de mal à porter lénorme bûche jusqu’à la petite crèche près de la porte de la maison ; son voisin est d’ailleurs venu l’aider.

Soizic a insisté pour qu’il le fasse avant ce soir car le ciel s’est assombri, le vent d’est a apporté un tas de feuilles dans la cour. Sûr que demain la neige arrive

Aujourd’hui le vent glacial souffle et les flocons ne pas tardent pas à recouvrir de blanc la vieille terre de l’île-Grande.

Après avoir accompli les tâches journalières, chacun a regagné sa maison sans tarder.

Ce soir, 24 décembre, la famille s’est réunie autour de la cheminée en attendant de se rendre à la messe de minuit.

Jobig, le père de famille a mis dans l’âtre la belle bûche

(il l’avait, auparavant, aspergée d’eau bénite et de sel).

Il a soigneusement choisi un bois dur dont la combustion lente doit chauffer la maison pour la veillée de Noël et, si possible, pour d’autres nuits de Noël.

Tad Coz n’est jamais le dernier à prendre la parole dans les veillées : assis près du feu, en appui sur son pen baz, il prend un air mystérieux et dit que “la nuit de Noël, il se passe des choses bizarres”…

Ifig, le vieux voisin ne voulant pas être en reste, s’empresse d’ajouter

“Selon le proverbe…

Noz ann Nédelec na gousk ken, La nuit de Noël, aucun animal ne dort

Met ann tousec ha mab ann den excepté le crapaud et l’homme

« Qu’est-ce qu’ils font alors ? » demande le jeune Yann

“Ils parlent breton entre eux, comme nous.”

S’il s’agit d’un de nos animaux domestiques, ils se racontent le travail qu’ils font pour leur maître et surtout s’ils sont bien ou mal traités.

Les animaux sauvages expliquent comment ils trouvent leur nourriture. Ce soir-là, ils ne craignent pas d’être mangés par les plus forts ou les plus malins : les souris côtoient les chats, les poules croisent les renards, les loups sympathisent avec les chevreuils !

 Ils décrivent leur écurie, leur étable, leur nid ou leur tanière, annoncent la naissance d’un enfant, racontent leurs déplacements, leurs découvertes, leurs joies et leurs peines. »

Il est maintenant temps de se préparer et surtout de se couvrir pour se rendre à la messe de minuit.

La messe de minuit

La nuit, dans le blizzard et la neige, la famille rejoint à pied les paroissiens qui, à la lueur des torches espèrent éclairer leurs pas. Ils viennent de Crech A Loet, Louarn, Kerjagu, Kervolant, Le Poullou, Le Dour linn, Crec’h Kervegan, Rucornic, Enezigou, Kermein à travers chemins et lande

Les cantiques en breton leur donnent l’entrain nécessaire pour se rendre à la Chapelle Saint Sauveur célébrer la naissance de Jésus.

Quelques fidèles espèrent secrètement repérer par-ci, par-là une chandelle qui s’allumerait pour indiquer la présence d’un trésor

Ils n’oublient pas non plus que les anciens leur ont assuré que

chaque menhir et dolmen se déplace

quand sonnent les cloches de la messe de minuit.

Avec, un peu de chance, ils en apercevraient à la fontaine de la Chapelle…

mais ils n’auraient pas le temps de profiter de leur absence pour s’emparer du trésor enterré là où ils sont habituellement plantés…

Nul ne craint les esprits maléfiques nocturnes car ni les korrigans malicieux ni l’horrible Ankou ne peuvent nuire la nuit de Noël.

Dans le purgatoire, le feu s’éteint et les âmes des défunts en répit éprouvent, cette nuit-là, un grand soulagement.

La vieille chapelle St Sauveur se remplit peu à peu. Dès le porche d’entrée franchi, chacun se signe avec l’eau du vieux bénitier en granit et, à la lueur des cierges, rejoint sa place devant la chaise prie-Dieu paillée.

An Aotrou Person, vêtu de sa chasuble blanche brodée, invite, en breton, les fidèles à se lever. Les paroissiens se lèvent en signe de respect, missel en main. La messe va commencer.

Pendant toute la cérémonie, les fidèles ont prié et avec ferveur et repris en chœur les « kantikoù Nedeleg » (cantiques de Noël) dont « Ni hoc’h ador, Mabig Jésuz » (Nous vous adorons, petit Enfant Jésus) ou « Péh trouz’ zou ar en douar » (Quel est ce bruit sur la terre ?)

À minuit, les cloches ont sonné à toute volée et le recteur a entonné « An noz tenval » en portant solennellement l’enfant jésus jusqu’à la crèche confectionnée, près de l’autel, par quelques fidèles.  Les paroissiens ont accompagné le prêtre de leur plus belle voix.

Après que le curé ait béni l’assistance et prononcé la fin de la cérémonie les paroissiens ont déposé avec déférence leurs modestes offrandes devant la crèche (un gâteau, un peu d’argent, un peu de beurre…)

“An Noz Santel”

La messe terminée, chacun presse le pas pour se rendre dans les chaumières où a lieu la veillée de Noël pour prolonger « An Noz Santel » (la Nuit Sainte).

La bûche a eu le temps de réchauffer la maison.

Soizic sert à ses convives une soupe au pain et un kig ha farz ; les enfants, plus empressés que jamais, se précipitent vers leurs sabots pour y trouver tantôt une belle pomme ou une orange, tantôt un petit jésus en sucre ou pour les plus chanceux, un sucre d’orge.

Les conversations reprennent de plus belle…

Mamm goz, dit Soizic, racontait que, quand elle était enfant, Gireg, le garçon de ferme ne croyait pas à ces histoires. Il dit aux femmes qu’elles n’étaient que des peureuses et des mauvaises langues.

 Avant minuit, il partit se cacher dans le grenier à foin, au-dessus de l’étable.

Aux douze coups de minuit, « pen called » l’âne gris se mit à parler au bœuf et aux deux vaches « Mes amis, le petit jésus est né et c’est nous qui le réchauffons dans la paille de la pauvre crèche » puis il ajouta « le froid a rendu notre travail bien plus pénible et l’herbe s’est faite rare dans le pré. Je n’ai pas envie de sortir de l’étable mais pourtant il faudra bien car demain l’Ankou passera chercher Gireg Ar Moal ; c’est nous qui devrons l’emmener à sa dernière demeure jusqu’au cimetière de Saint Sauveur.

 En entendant cela, Gireg revint, terrorisé, expliquer à Fanch, le fils du voisin ce qu’il venait d’entendre et partit aussitôt se coucher.

Fanch était chargé de garder la maison pendant la messe de minuit. Mais il avait été tellement effrayé par l’histoire de Gireg qu’il voulait boire un coup. Son cousin l’accompagna jusqu’à la Fontaine Saint Sauveur car il lui avait affirmé qu’au moment de l’élévation de l’hostie, l’eau se changerait en un vin délicieux. Ils burent tous les deux de grandes gorgées jusqu’à ce que les cloches de la Chapelle s’arrêtent de sonner… Le vin redevint de l’eau !

En rentrant à la ferme de Crech Al Lannig, ils entendirent au loin les cloches des villes englouties.

Un jour après Noël, aux alentours de cinq heures du matin, on entendit grincer la charrette de l’Ankou du côté de chez Gireg…

 

Le jour se lève, c’est la fin de la nuit de Noël. Certains des invités décident de retourner à la « messe de l’aube » quand d’autres rejoignent leur maison.

Jobic et sa femme prennent soin d’éteindre la belle bûche. Elle servira à Noël prochain.

En fin de matinée, Soizic met les cendres de la bûche de Noël dans le petit sac en lin qu’elle a cousu ; elle l’accroche dans la pièce jusqu’au Noël suivant pour protéger la maison de la foudre, des incendies et des serpents ; les cendres ont aussi des vertus médicinales et purifient l’eau du puits.

Et la vie reprend son cours…

Les pierres retournées

Souvenirs d’un petit parisien tombé sous le charme d’Enez Veur …

et qui ne s’en est jamais remis (1952 à nos jours)

Pour lire plus aisément cet écrit -plein de délicatesse et d’émotion- qui ravivera, chez nombre d’entre nous personnages, évènements, lieux …

cliquez sur le coin du cadre qui s’affiche  ci-dessous

(le texte s’affichera dans un nouvel onglet)

Télécharger (PDF, 1.28Mo)

Souvenirs de D. Lavalette (2018)

Écoutez une Gwerz de l’île-Grande

L’article “Naufrage en 1844” (cliquez sur le titre de l’article pour y accéder) contait le tragique destin d’île-grandais partis chercher du goémon aux Sept-îles.

A l’époque, une Gwerz a été composée pour que cet accident ne sombre pas dans l’oubli…

Vous pouvez écouter cette Gwerz

en cliquant sur la flèche blanche ci-dessous

(elle ne démarrera qu’après plusieurs secondes…)

 

Le texte bilingue de la Gwerz est reproduit du livre “Pleumeur-Bodou, chronique d’une commune trégorroise” par Y. Lageat et Y. Garlan.

Télécharger (PDF, 263KB)

Comment cette Gwerz est arrivée jusqu’à nous ?

Monsieur Lavalette était voisin de Madame Leroux, l’interprète de la  Gwerz.

“A un âge avancé, Mme Leroux psalmodiait cette Gwerz de mémoire et d’une voix assurée. Son interprétation aux accents passionnés constitue un document d’authentique culture bretonnante saisi sur le vif que j’eus la chance de pouvoir enregistrer.”             D. Lavalette

Cette Gwerz raconte le naufrage survenu sur la grève de Goulmedec (au large de Bringuiller) le 14 février 1844 qui endeuilla 15 familles.

De retour des 7 Îles où elles avaient recueilli du goémon, deux gabares rentraient sur Penvern. Le choix d’un mauvais raccourci à la nuit tombante fit s’écraser l’une des gabares sur les rochers. Il y eut 15 noyés. Familles endeuillées, orphelins, drame local. 

 Avons-nous connu Madame Leroux ?

Pour le savoir, cliquez sur le lien ci-dessous

Hélène, interprète de la Gwerz

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Hélène, interprète de la Gwerz

Les promeneurs du sentier des douaniers ont tous connu cette charmante dame  qui aimait bavarder, raconter, rire avec ceux qui passaient devant son jardin. Nous sommes nombreux à nous en souvenir !

Le journal “Le Trégor” lui a consacré un article paru le 26 février 2009.

Télécharger (PDF, 453KB)

Ce que nous ignorions, c’est qu’elle a laissé à son voisin un véritable trésor  une “Gwerz” qu’elle interprète avec son cœur, son émotion, son bel accent breton.

Écoutez l’histoire chantée de cette tragédie maritime survenue en 1844 entre Goulmedec et Morvil en cliquant ci-dessous

La Gwerz

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Arthur et Guenièvre

LE ROI ARTHUR et la REINE GUENIEVRE (Gwenn Arc’hant)

Arthur et Guenièvre

Le Roi Arthur (Arthur PENDRAGON) est fils d’Uther PENDRAGON (roi des Bretons) et d’ Ygerne (femme du Duc de Cornouailles !).

Ygerne et Uther

(Grâce à la magie du Mage Merlin, Uther a séduit Ygerne en prenant les traits de son mari !)

Certains pensent qu’il aurait vécu au VIe siècle et serait originaire du Pays de Galles, ou de l’ouest de l’Angleterre, mais l’emplacement exact de sa cour, connue sous le nom de Camelot, reste un mystère.

Une fois né, Merlin prend l’enfant et le confie à un homme sage, preux chevalier, afin qu’il puisse grandir au sein d’une famille et recevoir une éducation digne et rigoureuse.

La Table Ronde créée par Merlin pour Uther Pendragon est donnée en dot à Arthur lorsqu’il épouse la reine Guenièvre (Gwen Arhant). Il institue la Confrérie des Chevaliers de la Table Ronde.
Mais la Reine s’éprend de Lancelot et quitte Arthur.
Celui-ci est séduit, à son insu, par sa demi-sœur Morgane ; un garçon, Mordred, naît de ces amours incestueuses.

Un jour Mordred tente de prendre possession de Camelot. La bataille est longue et pénible. Dans cette bataille, Mordred trouve la mort et Arthur est sévèrement blessé.

Il se retire à Avalon (île d’Aval), monde souterrain enchanté créé par Merlin. Le roi Arthur est « en dormition » à l’abri d’un mégalithe et reviendra un jour.

À l’Ile-Grande, le rocher du Corbeau (Kastell Enez Vran) serait une réincarnation du roi Arthur ou de son épouse Guenièvre. Le corbeau, comme l’ours, le chien et le cheval étant des animaux sacrés pour les Celtes.

LA REINE GUENIEVRE (Gwenn Arch’hant)

Le Roi Léodagan de Carmélide avait de très bonnes relations avec le roi Arthur et permit ainsi sa rencontre avec sa fille Guenièvre.

gwenn arc'hant
Après leur mariage, elle vit une relation adultère avec Lancelot.

 

 

 

 

 

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Le crépuscule du Roi Arthur

Une légende du Pays de Lannion (Extraits d’un texte
écrit par Tristan d’Ardenne et publiée en 1951)

Le crépuscule du Roi Arthur

 Cliquez sur les mots soulignés pour plus de détails3. Arthur

 

Le Roi Arthur qui avait pris son vol en Cambrie (1), gagne le Trégor afin d’y ployer ses ailes.
Cambrie(1) La Cambrie est l’ancien nom latin du Pays de Galles
dont le drapeau porte dragon rouge

cambrie drapeau

 

 

Sous les frondaisons de la forêt de Brocéliande, au pays de Paimpont,forêt de paimpont

MerlinMerlin répète à tous les échos que bien fol est l’enchanteur qui livre à sa mie les secrets de son art…

Un soir, gris de la colère de Dieu, les flots ont submergé les cités opulentes.
Ker Ys et tant d’autres orgueilleuses métropoles sont à jamais roulées dans le suaire luctueux (2) du glauque océan.
(2) qui provoque l’affliction, la douleur

La brise d’hiver nous apporte encore la prière plaintive des habitants de ces villes que la mort a frappés dans l’orgie.

La fureur des eaux n’épargna que les sommets des collines de ces capitales englouties, ces témoins douloureux que sont les Triagoz et les Sept-Îles, Tomé et Milio

Ainsi, par une aube souillée des taches pourpres du sang et du feu, les hordes barbares ont-elles ravagé les royaumes d’Arthur, terrassé ses vaillants Chevaliers de la Table Ronde, ruiné ses châteaux, dispersé ses peuples…table ronde
…La grande famille celtique pleure, sur la harpe de ses bardes, le courage infortuné des Héros.

Elle pèse d’un poids bien lourd, dans le cœur du roi Arthur, cette disparition des Chevaliers. Mais là n’est point l’unique blessure qui meurtrit l’âme du prince exilé assis sous le sombre feuillage de Kerduel  (3).
(3) Château de Kerduel, en Pleumeur-Bodou

Kerduel
… N’était-ce point ces audacieux guerriers qui, répondant à l’appel de Merlin, avaient entrepris cette quête du Graal (4)
(4) Les Chevaliers de la Table Ronde cherchent le calice graalutilisé par Jésus-Christ au cours de la Cène et dont Joseph d’Arimathie s’est servi pour recueillir le sang du Christ quand il fut descendu de la Croix.

Mordred, le traître issu de son lignage lui a ravi sa couronne et son épouse Gwenn Arc’hant (Guenièvre).
L’Évêque Quay, chargé de négocier, en Bretagne insulaire, la venue sur le continent de la reine infidèle (et pourtant désirée !) obtient seulement qu’elle ceigne son front du voile des moniales. La chair même du monarque Arthur est labourée des coups qu’il reçut debout face aux ennemis, en ce combat tragique de Carcaradec que l’on appellera plus tard Salisbury.

fée morgane
Et il faut la vertu magique des soins de Morgane, la druidesse de la mystérieuse île d’Aval,

île d'avalqui recueillit Arthur, son frère, au soir de la bataille, pour que le roi ne succombe pas aux plaies creusant son visage, sa poitrine, ses membres…
Kerduel est devenu le château d’ombre… il ne prête plus l’oreille aux récits de ces aventures fantastiques que menèrent, un an et un jour, à travers les Bretagnes, les Preux de la Table Ronde, au milieu d’invraisemblables enchantements.
Ses futaies ne sont plus le décor gracieux des fastes célébrant les exploits de Héros, des joutes et tournois apaisant leur irrésistible ardeur…
Arthur, seul avec une poignée de compagnons, dont les noms et les titres trop pâles céderont à l’usure des siècles, s’efforce d’oublier sa détresse dans les fatigues de la chasse, qui, maintes fois, l’entraîne par delà le Guindy et le Léguer, hors des limites de son nouveau domaine.
Un clair matin, par les genêts perlés de rosée, il gagne à cheval l’antique cité épiscopale du Yaudet dont le nom s’est déjà inscrit dans la merveilleuse légende.
Arthur atteint Trédrez, puis Saint Michel, fouillant les landes et battant les bois, sans rencontrer un gibier qui vaille les coups d’estoc et de taille de Kalet-voulc’h (8), le fameux glaive, forgé par les Fées sur l’île d’Aval.
(8) autre nom d’Excalibur

Sa marche vaine, il la poursuit jusqu’au Grand Rochergrand rocher

qui surgit de la falaise pour dominer la Lieue de Grève, tel un guetteur. Et il désespère de réaliser ce jour quelque prouesse, quand un énorme dragon, dont la gueule béante vomit du feu, bondit des ajoncs d’or et des bruyères roses sur la route de Plestin.
Le palefroi royal hennit douloureusement, se cabre, recule, épouvanté par ce saurien ailé, à la dimension d’un taureau de deux ans avec un œil rouge au milieu du front et des écailles vertes autour des épaules…
excaliburArthur n’hésite pas… il glisse au sol, Kalet-voulc’h au poignet…
Qui saurait donc redouter cet invincible roi, Kalet-voulc’h à la main ?
Il s’élance, intrépide, sur le monstrueux saurien.
Le duel gigantesque, mettant aux prises le roi et le dragon dure, sans désemparer, trois jours et autant de nuits.
Arthur frappe d’abord de la pointe et du tranchant de son fer et, sous ses coups redoublés, des gerbes d’étincelles jaillissent des écailles.
Puis il charge ses épaules de blocs de pierre si lourdes qu’il chancelle ; il les élève au-dessus de sa tête, les bras gonflés par l’effort, et les jette sur le reptile de toute l’énergie de ses muscles herculéens.
Enfin, ayant arraché un chêne, il s’en sert comme d’une massue, et les branches se rompent, le tronc se brise…
Pas une égratignure ne marque ce monstre dont la vigueur semble croître avec la violence d’une lutte qui fait trembler la terre…
Les ténèbres se dissipent à l’issue de la troisième nuit de combat.
Arthur, épuisé, gît sur le sol, à la merci de son adversaire.
Mouettes et goélands crient dans le vent leur frayeur.
EfflamPrès de son ermitage, le noble et pieux chevalier Efflam récite Laudes (5). Au soir de ses épousailles avec la belle Enora, il s’était éloigné de la patrie irlandaise et de la couche nuptiale pour trouver la solitude en Armorique.
(5) Louanges à Dieu.
Efflam entend la plainte lugubre des oiseaux de mer.
Il voit le dragon, griffes tendues et mâchoire ouverte, prêt à déchirer et dévorer un homme inanimé.
L’anachorète (ermite), d’un signe, contraint le saurien à l’inertie.
Il frappe trois fois la roche de son bourdon (bâton de pèlerin) et donne libre cours à une eau fraîche dont il abreuve Arthur qui retrouve force et santé.

arthur & dragonLe roi se précipite sur le dragon, lui enfonce son épée dans la gueule si bien que le monstre jette un cri et roule dans la mer, la tête la première.

« …Sur un pilier de l’église saint Jacques de Perros, un sculpteur immortalise la scène :
• à droite, le roi menace désespérément, son Kalet-voulc’h brandi, le dragon qu’il est impuissant à tuer, malgré sa vaillance légendaire,
• à gauche, l’humble bourdon du pieux chevalier irlandais triomphe aisément du reptile ailé. »

Arthur serre dans ses bras son sauveur en qui il reconnaît un cousin aimé. Il se hisse péniblement sur son coursier et, l’âme bien dolente, il prend le chemin du Château de Kerduel….

Bercé par le trot de son palefroi, Arthur songe à ces étranges faits…

Les armées d’Arthur et Mordred s’affrontent près de la rivière Camlan. Mordred est tué par Arthur et celui-ci est grièvement blessé.

combat arthur mordred

Le moment est arrivé pour Arthur de s’endormir dans la dernière des incantations, s’il veut être prêt au réveil annoncé par les bardes.
Le roi ne s’arrête sous la Tour de Kerduel que l’instant de convier ses fidèles à seller leurs coursiers et à galoper à ses côtés vers la baie de Landrellec.
Des hauteurs de Pleumeur-Bodou, l’île d’Aval apparaît semblable à une nef majestueuse sur le point de voguer vers l’Occident, à la quête de la perpétuelle lumière.
Parvenue à Penvern, la chevauchée royale ne s’attarde point, car la mer lui cède le passage et Arthur a grande hâte d’embarquer dans le vaisseau féérique.
Encore un galop par la grève humide et le Prince, suivi de son escorte, rejoint “l‘île aux pommes(9).
(9) « aval » en breton signifie « pomme »

Aval basse merEntourée de ses huit compagnes, Morgane, la fée des Ondes, au front ceint d’un diadème étincelant de rubis et d’améthystes, se dirige vers son hôte.
Celle qui naquit de la caresse d’un rayon de soleil sur l’embrun irisé d’une vague est toute radieuse sous sa chevelure, couleur de sable, se déroulant dans les plis de sa robe blanche.
Elle n’est pas en cette heure, l’amante jalouse qui entraîne vers les demeures abyssales les hommes séduits par la câlinerie de sa voix.
Ce n’est plus la sœur qui use en faveur de son frère de son pouvoir magique d’épargner à un vivant le baiser glacial de l’Ankou.
Elle est la druidesse hiératique (10) qui accomplit son ultime ministère : ouvrir au roi de légende les portes bleues du pays des rêves celtiques.
(10) raide, figée dans sa majesté.

Arthur et MorganeMorgane tend les mains au vaillant roi : elle donne à Arthur une affectueuse étreinte qui ne se relâchera que dans une succession de siècles…
Depuis lorsque par delà l’horizon orangé s’est enfui le soleil, scintillent au firmament le Chariot et la Harpe d’Arthur.
Et c’est la chasse du roi que nous percevons dans la brise nocturne.
Ne serait-ce point lui qui survole Kerduel sous la forme noire du corbeau.

Pèlerinons pieusement par l’ île d’Aval, ses fougères élégantes, ses ajoncs drus, ses fines bruyères …
Foulons de nos pieds sa terre brune et pauvre, ses rocailles innombrables…
Le grondement des flots étouffe le hululement de la chouette nichée parmi les ruines…
Le vent du large ne tolère pas l’obstacle d’une branche.
Un menhir se dresse.
C’est là qu’un baiser de Morgane enchanta Arthur.
Une antique croix domine un muret de pierres sèches.Croix île d'Aval
A son pied, l’un après l’autre, les derniers compagnons du roi s’y couchèrent.
Et les coursiers fidèles rejoignirent leurs maîtres.
Hommes et chevaux se réunirent dans la tombe, tels qu’ils s’étaient mêlés dans les combats.
Une vapeur s’élève qui nimbe le rocher.
Elle repousse le ciel et la terre et elle aveugle le profane. Un voile magique enveloppe l’île de mystère. Il la soustrait au monde, l’emporte hors des frontières du concret et il la teinte d’irréel.
La féérie reconquiert son temple d’Aval.
Arthur, à la barbe quatorze fois séculaire, sort de son sommeil.
Sa silhouette altière resplendit de l’éclat d’un Tantad (11) au soir du Solstice d’été.
(11) feu de joie

A d’indivisibles horizons, il demande si l’heure n’est point de faire clamer par les bardes l’hymne de gloire et sonner par les cors la chevauchée triomphale des Preux des deux Bretagnes à jamais liées sous la bannière prestigieuse au Dragon Rouge.

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Marie Job Kerguenou

vieille dameMarie-Job Kerguénou était commissionnaire à l’Île-Grande (en breton Enes-Veur) sur la côte trégorroise.

Lannion marché2

Une fois la semaine, le jeudi, elle se rendait à “Lannuon”, pour le marché, dans une charrette à demi “déglinguée”, attelée d’un pauvre bidet.

Quant au harnais, plus misérable encore que la bête, il était, comme on dit, “tout sur ficelles”. C’était miracle que la vieille et son équipage ne fussent pas restés vingt fois en détresse dans la route de grève, coupée de vase et semée de roches, qui, aux heures de mer basse, met l’île en communication avec grève dans la nuitle continent.

D’autant que Marie-Job était toujours de nuit à franchir ce passage, partant le matin bien avant l’aube et ne rentrant guère qu’avec la lune quand il y en avait.
C’était miracle, pareillement, qu’elle n’eût jamais fait de mauvaise rencontre, car, enfin, ce ne sont pas les rôdeurs qui manquent dans ces parages de Pleumeur et de Trébeurden et les marchandises, dont la carriole de la commissionnaire rapportait habituellement sa charge, étaient pour tenter des gens peu scrupuleux qui ne se livrent à la quête des épaves de mer que parce qu’ils n’ont pas mieux à glaner,

On lui demandait quelquefois :
Vous n’avez pas peur aussi, Marie-Job, à voyager de la sorte, la nuit, toute seule par les chemins ?

À quoi elle répondait :
Ce sont les autres, au contraire, qui ont peur, ils croient, au bruit que fait ma charrette, que c’est celle de l’Ankou

Et c’est vrai que, dans l’obscurité, on pouvait, s’y méprendre tant l’essieu grinçait, tant les ferrailles souffraient et tant le cheval lui-même avait l’air d’une de l’autre monde.

charrette de l'ankou
Puis, s’il faut tout dire, c’est ce que la vieille Marie-Job n’avouait pas : elle était réputée, dans le pays, pour être un peu sorcière. Elle savait des “secrets”, et les chenapans, même les plus audacieux, préféraient se tenir respectueusement à distance plutôt que de s’exposer à ses maléfices.
Une nuit pourtant, il lui arriva une aventure que voici…

C’était en hiver, sur la fin de décembre. Depuis le commencement de la semaine, il gelait à faire éclater les pierres des tombeaux.
Bien qu’habituée aux pires intempéries, Marie-Job avait déclaré que, si le froid était vif, elle ne se rendrait sûrement pas au marché de Lannion, non pas tant par ménagement pour sa propre personne que par amitié pour Mogis, son cheval, qui comme elle disait, était toute sa famille.
Mais voilà que, le mercredi soir, à l’heure de l’Angélus, elle vit entrer chez elle Clauda Goff, la marchande de tabac.

Est-ce vrai que le bruit court, Marie-Job, que vous ne comptez pas aller demain au marché ?
vieux chevalQuoi donc ! Clauda Goff, aurais-je la conscience d’une chrétienne si je mettais Mogis dehors par un temps comme celui-ci où les goélands eux-mêmes n’osent pas montrer leur bec ?
Je vous le demande, pour l’amour de moi. Vous savez si je vous ai toujours donné à gagner, Marie-Job… De grâce, ne me refusez point. Ma provision de tabac-carotte touche à sa fin. Si je ne l’ai pas renouvelée pour dimanche, que répondrai-je aux carriers, quand ils viendront tous, à l’issue de la basse messe, acheter de quoi chiquer pour la semaine ?

Il faut vous dire qu’Enes-Veur est l’île des carriers : ils sont là, pour le moins, au nombre de trois ou quatre cents qui travaillent la roche pour en faire de la pierre de taille, et ce ne sont pas des gaillards commodes tous les jours, comme vous pensez, surtout qu’il y a parmi eux autant de Normands que de Bretons.

épicerie

Sûrement, Clauda Goff ne se tourmentait pas sans raison car ils étaient gens à mettre boutique à sac s’il advenait que son débit, le seul de l’île, ne leur fournît pas ce dont ils avaient besoin.

Marie-Job Kerguénou comprenait très bien cela. C’était elle, qui, chaque jeudi, avait mission d’aller quérir le tabac aux bureaux de la régie ; tabac allumettes

et, en vérité, ça la chagrinait fort d’être cause que, le dimanche suivant, sa commère recevrait des reproches et peut-être des duretés.

Mais, d’autre part, il y avait Mogis, le pauvre cher Mogis !… Puis elle avait comme un pressentiment que, pour elle-même, ce serait une mauvaise chose de partir. Une voix lui conseillait en dedans :Ne change point ta résolution : tu avais décidé de rester, reste !

L’autre cependant suppliait toujours.fumeur pensée

Alors, Marie-Job qui était brusque dans ses manières, mais qui avait le cœur le plus sensible, finit par lui répondre :
C’est bien, vous aurez votre tabac.
Et elle se dirigea vers la crèche pour faire la toilette de Mogis comme à la veille de chaque voyage.

marée basseLe lendemain, à l’heure de la marée basse, elle quittait l’île dans son équipement coutumier, ses mitaines rousses aux mains et sa cape de grosse bure sur les épaules, criant :hue !” à Mogis dont la bise piquait les oreilles, comme si elle les eût criblé d’aiguilles. Ni la vieille femme ni son vieux cheval ne se sentaient en train. Ils arrivèrent cependant à Lannion sans encombre.

Dans l’auberge où Marie-Job faisait sa descente, et qui était à l’enseigne de l’Ancre d’Argent, sur le quai,

Lannion quaisl’hôtesse, quand elle la vit reparaître, après ses commissions terminées, lui dit :

Jésus ! maria ! Vous ne songez pas repartir, au moins ! savez-vous que vous serez changée en glace avant d’atteindre l’Ile-Grande ?…
Et elle insista pour la retenir à coucher. Mais la vieille fut inflexible.
Comme je suis venue, je m’en retournerai. Donnez-moi seulement une tasse de café bien chaud et un petit verre de gloria.verre et tasse
Tout de même, on voyait bien qu’elle n’avait pas sa tête des bons jours. Au moment de prendre congé de l’hôtesse de l’Ancre d’Argent, elle lui dit d’un ton triste :
J’ai idée que le retour sera dur. Il y a dans mon oreille gauche quelque chose qui sonne un mauvais son…..
Mais cela ne l’empêcha pas de fouetter Mogis et de se remettre en route, sous le soir hâtif de décembre qui tombait, après avoir fait un signe de croix, en vraie chrétienne qui sait qu’il faut toujours avoir Dieu de son côté.

Jusque passé Pleumeur, tout alla bien, sauf que le froid devenait de plus en plus vif et que Marie-Job, sur son siège, parmi les paquets dont la carrioles était pleine, sentait son corps et son esprit s’engourdir.

rênes chapeletPour essayer de se tenir réveillée, elle tira son chapelet et, tout en conduisant d’une main, commença de l’égrener de l’autre, pour être plus sûre de résister au sommeil, elle récita tout haut les dizaines. Mais le bruit même de sa voix acheva de la bercer comme une chanson de sorte que, malgré ses efforts, elle finit, sinon par s’endormir, du moins par perdre conscience.
Brusquement, à travers sa torpeur, elle eut le sentiment qu’il se passait quelque chose d’insolite. Elle se frotta les yeux, rappela sa pensée et constata que la voiture était arrêtée.
Eh bien ! Mogis ? grommela-t-elle.
Mogis secoua ses oreilles poilues, mais ne bougea point.
Elle le toucha du fouet. il ne bougea pas davantage. alors elle le frappa avec le manche. il bomba son échine sous les coups et demeura inébranlable. On voyait ses flancs haleter comme un soufflet de forge et deux fumées blanchâtres s’échapper de ses naseaux dans la nuit glacée, car il était nuit pleine à cette heure et les étoiles brillaient toutes bleues au firmament.
Voici du nouveau, songea Marie-Job Kerguenou.

Mogis, depuis dix-sept ans bientôt qu’ils faisaient ménage ensemble, comme elle disait, s’était constamment montré un animal exemplaire, ne voulant que ce que voulait sa maîtresse. Qu’est-ce donc qui le prenait ainsi ce soir, à l’improviste, quand il avait autant de raisons de se hâter vers le chaud de sa crèche qu’elle, Marie-Job, vers le chaud de son lit ? Elle se décida, non sans maugréer, à descendre.  Elle s’attendait à trouver quelque obstacle, peut-être quelque ivrogne couché en travers de la chaussée. Mais elle eut beau regarder, fouiller l’ombre en avant d’elle, (ils étaient à l’endroit où le chemin dévale vers Trovern pour s’engager ensuite dans la grève) elle n’aperçut rien d’extraordinaire. La route fuyait déserte entre les talus qui, seuls, projetaient sur elle, çà et là, l’ombre de leurs chênes ébranchés.
Allons, Mogis ! dit la vieille, en manière d’encouragement.
Et elle saisit le cheval par la bride. Le cheval renifla bruyamment, secoua la tête, et s’arc-bouta sur ses pieds de devant, refusant de faire un pas.
Alors, Marie-Job comprit qu’il devait y avoir quelque empêchement surnaturel. Je vous ai dit qu’elle était un peu sorcière. Une autre à sa place eût été saisit de frayeur. Mais elle qui savait les gestes qu’il faut faire et les paroles qu’il faut prononcer selon les circonstances, elle dessina une croix sur la route avec son fouet, en disant :
Par cette croix que je trace avec mon gagne-pain, j’ordonne à la chose ou la personne qui est ici et que je ne vois point, de déclarer si elle y est de la part de Dieu ou de la part du diable.
croixElle n’eut pas plus tôt dit qu’une voix lui répondit du fond de la douve :
C’est ce que je porte qui empêche votre cheval de passer.
Elle marcha bravement, son fouet au cou, vers l’endroit d’où venait la voix.

Et elle vit un petit homme très vieux, très vieux, qui se tenait accroupi dans l’herbe, comme rompu de fatigue. Il avait l’air si las, si triste, si misérable, qu’elle en eut pitié.
A quoi donc songez-vous, mon ancien, de rester assis là, par une nuit pareille, au risque de périr ?
J’attends, fit-il, qu’une âme compatissante m’aide à me relever.
Qui que vous soyez, corps ou esprit, chrétien ou païen, il ne sera pas dit que l’assistance de Marie-Job Kerguénou vous aura manqué, murmura l’excellente femme en se penchant vers le malheureux.
très vieuxAvec son secours, il parvint à se remettre sur ses jambes, mais son dos restait plié comme sous un invisible fardeau. Marie-Job lui demanda :
Où donc est ce que vous portez et qui a la vertu d’effrayer les animaux ?
Le petit vieux répondit d’un ton plaintif :
Vos yeux ne peuvent le voir mais les naseaux de votre cheval l’ont flairé. Les animaux en savent souvent plus long que les hommes. Le vôtre ne continuera son chemin désormais que lorsqu’il ne me sentira plus ni devant lui ni derrière lui, sur cette route.
Vous ne voulez cependant pas que je reste ici jusqu’à vitam æternam. J’ai besoin de rentrer à l’Ile-Grande. Puisque je vous ai rendu service, à votre tour, conseillez-moi : Que faut-il que je fasse encore ?
Je n’ai le droit de rien demander : c’est à vous d’offrir.
Pour la première fois de sa vie peut-être, Marie-Job Kerguénou la commissionnaire demeura un instant embarrassée.
Ni devant, ni derrière lui, sur la route, songeait-elle. Quel moyen trouver ?… Une fois dans ma voiture, vous ne serez plus sur la route. Montez !
Dieu vous bénisse ! dit le vieux petit homme. Vous avez deviné.
Et il se traîna tout courbé vers la charrette où il eut mille peines à se hisser, quoique Marie-Job le poussât des deux mains. Quand il se laissa tomber sur l’unique siège, on eût dit que l’essieu fléchissait et il y eut un choc sourd comme un bruit de planches heurtées. La bonne femme s’installa tant bien que mal auprès de cet étrange compagnon et Mogis, tout de suite, prit le trot avec une ardeur qui n’était guère dans ses habitudes, même quand il commençait à respirer l’odeur de l’étable.
Alors, c’est aussi l’Ile-Grande qui est le but de votre voyage ? interrogea Marie-Job, au bout de quelques instants, histoire de rompre le silence.
Oui, dit brièvement le vieux qui ne semblait pas causeur et demeurait recroquevillé en deux, sans doute sous le poids de ce fardeau qu’on ne voyait pas.
Je n’ai pas souvenir de vous y avoir jamais rencontré.
Oh ! non, vous étiez trop jeune quand j’en suis parti.
Et vous arrivez de loin, à ce qu’il paraît ?
De très loin.
Marie-Job n’osa le questionner davantage.

piste grèveD’ailleurs on entrait dans la grève où il y avait à faire attention, à cause des fondrières de vase et des roches de pierre noire éparses le long de la mauvaise piste qui tenait lieu de chemin. La commis-sionnaire ne fut pas sans remarquer, à ce propos, que les roues de la charrette s’enfonçaient dans le sable plus que de coutume.
Sapristi, marmonne-t-elle entre ses dents, il faut que nous soyons terriblement chargés ! …
Et, comme elle avait pris très peu de commissions en ville, comme d’autre part le vieux petit homme, tout rabougri, ne devait guère peser plus qu’un garçonnet, force était de supposer que c’était ce qu’il disait porter qui pesait si lourd.
Et cela ne laissait pas de donner beaucoup à réfléchir à la bonne femme, peut-être aussi à Mogis lui-même qui, malgré son entrain, commençait à faiblir et butait presque à chaque pas. Lorsqu’il atteignit enfin la terre d’Enes-Veur, il n’avait plus un poil de sec.
Là, vous savez, il y a deux embranchements, l’un tournant à gauche vers l’église paroissiale de Saint-Sauveur, l’autre filant tout droit sur le bourg où Marie-Job Kerguénou avait sa “demeure”. Mogis ayant fait halte, sans doute afin de reprendre haleine, elle en profita pour dire à son muet compagnon dont elle était plus que pressée de se séparer :
Nous voici à l’île, mon ancien. Dieu vous conduise en votre route !
Soit, gémit le vieux petit homme.
Et il essaya de se lever, mais se fut pour retomber aussi vite sur le siège, sinon de tout son poids, du moins de tout le poids de la chose inconnue. Et, de nouveau, l’essieu ploya ; de nouveau le bruit des planches heurtées se fit entendre.

Jamais je ne pourrai, soupira-t-il avec un accent si douloureux que Marie-Job en fut remuée jusqu’aux entrailles.
Allons, dit-elle, quoique je ne comprenne rien à vos manières et quelque hâte que j’ai d’être chez moi, s’il y a encore quelque chose en quoi je puisse vous servir, parlez.

Eh bien ! répondit-il, menez-moi jusqu’au cimetière de Saint-Sauveur.
cimetière– Au cimetière ! à pareille heure !… Marie-Job fut sur le point de répliquer qu’avec tout son bon vouloir elle ne pouvait pas faire cela pour lui, mais Mogis ne lui en laissa pas le temps. Comme s’il eût entendu la phrase du vieux petit bonhomme, il s’engagea sur la gauche, dans le chemin de Saint-Sauveur. Marie-Quand ils arrivèrent auprès de l’enclos des morts, la grille, contrairement à l’usage, était ouverte. L’étrange pèlerin eut un cri de satisfaction.
Vous voyez que je suis attendu, dit-il. Ce n’est, en vérité, pas trop tôt.
Et, retrouvant une vigueur qu’on ne lui eût jamais soupçonnée, il sauta presque légèrement à terre.
Tant mieux donc, dit Marie-Job en s’apprêtant à prendre congé.
Mais elle n’était pas au terme de son aventure car à peine eut-elle ajouté, comme il convient :Au revoir jusqu’à une autre fois, que le vieux petit homme repartit :
Non pas, s’il vous plaît ! … Puisque vous m’avez accompagné en ce lieu, vous n’êtes plus libre de vous en aller avant que j’aie parachevé ma tâche, sinon, le poids que je porte, c’est vous qui l’aurez à l’avenir sur vos épaules… Je vous le conseille dans votre intérêt et parce que vous avez été compatissante à mon égard : descendez et suivez-moi.
Marie-Job Kerguénou, je l’ai dit, n’était pas une personne facile à intimider, mais, au ton avec lequel le vieux petit homme prononça ces paroles, elle sentit que ce qu’il y avait de plus raisonnable à faire, c’était d’obéir.
Elle mit donc pied à terre, après avoir abandonné les guides sur la croupe de Mogis.
Voici reprit l’autre : j’ai besoin de savoir où est enterré le dernier mort de la famille des Pasquiou.
N’est-ce que cela, répondit-elle, j’étais au convoi. Venez.
Elle de s’orienter parmi les tombes dont les dalles de pierre grise se pressaient côte à côte, assez nettement visibles sous la clarté des étoiles. et, quand elle eut trouvé ce qu’elle cherchait :
tombeTenez ! La croix est toute neuve. Il doit y avoir dessus le nom de Jeanne-Yvonne Pasquiou, femme Squérent… Moi, mes parents oublièrent de me faire apprendre à lire.
Et moi, il y a longtemps que je l’ai désappris, riposta le vieux petit homme. Mais nous allons bien voir si vous ne faites pas erreur.
Ce disant, il se prosterna, la tête en avant, au pied de la tombe. et alors, se passa une chose effrayante, une chose incroyable…

La pierre se souleva, tourna sur un de ses couvercle tombebords comme le couvercle d’un coffre et Marie-Job Kerguénou sentit sur son visage le souffle froid de la mort, tandis que sous terre retentissait un son mat, comme le bruit d’un cercueil heurtant le fond de la fosse.
Elle murmura, blême d’épouvante :
Doué da bardon’ an Anaon (Dieu pardonne aux Défunts) !
Vous avez d’un seul coup délivré deux âmes, dit, près d’elle, la voix de son compagnon.
Il était debout, maintenant, et tout transformé. Le vieux petit bonhomme avait redressé sa taille et apparaissait subitement grandi. La commissionnaire put enfin voir à plein son visage…

Le nez manquait ; la place des yeux était vide.
N’ayez point peur, Marie-Job Kerguénou, dit-il. Je suis Mathias Carvennec dont vous avez sans doute entendu parler, jadis, par votre père, car nous fûmes camarades de jeunesse. Il vint, avec les autres gars de l’île, jusqu’au haut de la côte où vous m’avez rencontré, nous faire la conduite, à Patrice Pasquiou et à moi, quand nous fûmes pris pour le service par le sort. C’était au temps de Napoléon le Vieux. Nous fûmes envoyés à la guerre l’un et l’autre, dans le même régiment. Patrice fut frappé d’une balle, à mes côtés ; le soir, à l’ambulance, il me dit : “Je vais mourir ; voici tout mon argent ; tâche qu’on m’enterre dans un endroit facile à reconnaître, de telle sorte, si tu survis, que tu puisses ramener mes os à l’Ile-Grande et les faire déposer auprès des reliques de mes pères, dans la terre de mon pays”.
Il me laissait une somme considérable, au moins deux cents écus. Je payai pour qu’on le mit dans une fosse à part mais, plusieurs mois après, quand on nous dit que la guerre était finie et que nous allions être congédiés, ma joie fut si vive que je négligeai la recommandation de Patrice Pasquiou : malgré mon serment, je rentrai sans lui. Comme mes parents, dans l’intervalle, avaient pris une ferme à Locquémeau, c’est là que je vins les rejoindre. Là aussi, je me mariai, là je fis souche d’enfants, là enfin je mourus il y a quinze ans.

Mais je ne fus pas plus tôt dans ma tombe qu’il me fallut me lever. Tant que je n’aurais pas acquitté ma dette envers mon ami, je n’aurais pas droit au repos. J’ai dû aller chercher Pasquiou : voici quinze ans que je marche, ne voyageant que du coucher du soleil au chant du coq et faisant à reculons, les nuits paires la moitié, plus la moitié du chemin que j’avais gagné les nuits impaires. Le cercueil de Patrice Pasquiou, sur mes épaules, pesait le poids de l’arbre entier qui en avait fourni les planches. C’est lui que vous avez entendu, par instants, rendre ce son de bois qu’on heurte. Sans votre bénignité, et celle de votre cheval, j’en aurais encore eu pour plus d’une année avant d’arriver à la fin de ma pénitence. Maintenant mon temps est accompli. Dieu vous récompensera sous peu, Marie-Job Kerguénou. Rentrez chez vous en paix et, demain, mettez toutes vos affaires en ordre. Car ce voyage sera le dernier que vous aurez fait, vous et votre Mogis. A bientôt, dans les Joies !
A peine eut-il achevé ces mots que la commissionnaire se trouve seule parmi les tombes. Le mort avait disparu. A l’horloge de l’église, minuit sonnait. La pauvre femme se sentit toute transie ; elle s’empressa de remonter dans sa carriole et atteignit enfin sa maison. Le lendemain, quand Claudia Goff vint prendre livraison de son tabac, elle trouva Marie-Job au lit :
Vous êtes donc malade ? lui demanda-t-elle avec intérêt.
Dites que je touche à ma passion, lui répondit Marie-Job Kerguénou. C’est à cause de vous ; mais j’ai assez vécu, je ne regrette rien. Ayez seulement l’obligeance de m’envoyer un prêtre.
Elle mourut le jour même, Dieu lui pardonne ! Et après qu’on l’eût mise en terre, il fallut également “planter” Mogis ; il était complètement froid, quand on alla voir dans sa crèche.

La Légende de la mort” d’Anatole Le Braz (1893)

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